Nanard l'aventurier

Le 26 mai 1993 reste gravé dans le cœur des Marseillais : c'est le jour où l'OM a remporté la Ligue des Champions. Un exploit unique dans l'histoire du football français, qui a vu Didier Deschamps brandir cette coupe aux grandes oreilles qui fait tant rêver joueurs, dirigeants, public…
L'homme de l'exploit
Si les héros du triomphe marseillais sont les joueurs, en particulier Basile Boli l'auteur du coup de tête victorieux, le principal artisan du succès olympien reste le Président et propriétaire de l'OM, Bernard Tapie. Non seulement parce qu'il a empêché son entraîneur le Belge Goethals, « Raymond la science », de substituer Boli qui, juste avant son but, avait demandé à être remplacé ! Ce n'est pas par hasard que le lendemain, Bernard Tapie a été porté par ses joueurs pour présenter la Coupe à la foule massée au Stade Vélodrome. Proche de « ses » footballeurs, le président savait que la victoire passait par une dédramatisation de l'événement, l'excès de concentration des acteurs risquant, comme lors de leur précédente finale, de les inhiber et de nuire à la qualité de leur prestation. Peu de jours avant le grand match, Tapie avait donc réuni l'équipe sur le Phocéa, son prestigieux yacht. En relativisant l'importance de la rencontre, il leur avait rappelé que face à leurs rivaux, les Rouges et Noirs du Milan, les Blancs de l'OM comptaient deux nuls… et une victoire ! Il avait même invité leurs compagnes à partager leur séjour de préparation à la rencontre dans l'hôtel hébergeant la délégation marseillaise. Car le Président et financier de l'Olympique de Marseille était aussi l'incomparable animateur de l'équipe phocéenne. L'homme qui insufflait au groupe sa motivation, sa décontraction, sa confiance ; et plus encore : une volonté farouche de se surpasser.
Le poids de l'histoire
Auparavant, trois équipes françaises s'étaient cassées les dents en finale de Coupe d'Europe des Clubs Champions : le grand Stade de Reims de l'entraîneur Albert Batteux et de Raymond Kopa en 1956, battu 3 à 2 au Parc des Princes malgré le soutien du public, après avoir mené 2 à 0, face à l'immense Real Madrid de Di Stefano ; et en 1960 à Stuttgart, 2 à 0, à nouveau dominé par les merengue de Di Stefano… et Kopa, blessé en cours de match. Puis en 76, l'AS Saint-Etienne de l'entraîneur Robert Herbin et des Larqué, Piazza, Curkovic… qui s'était incliné 1 à 0 à l'Arms Park de Glasgow devant le grand Bayern de Münich du Kayzer Franz Beckenbauer ; des Verts inspirés mais en mal de réussite, une tête de Santini s'écrasant sur la barre et un tir de Bathenay sur l'un des poteaux carrés d'un Sepp Maier sans réaction. L'histoire (de France) a longtemps dit qu'avec les poteaux ronds ou elliptiques alors déjà présents dans tous les grands stades hormis l'Arms Park, ce ballon serait rentré. Le but de l'amère défaite des Stéphanois est né d'un coup franc accordé pour simulation de Gerd Müller : le rusé Beckenbauer glissant subrepticement le cuir au buteur Roth tandis que le mur stéphanois reculait à la demande de l'arbitre… Un match où « l'ange vert » Dominique Rocheteau, blessé, n'avait pu jouer que les sept dernières minutes, « sur une jambe » en affolant la fameuse défense bavaroise. La troisième équipe française ayant chuté en finale, n'était autre que l'OM de 91 qui à Bari, après un match nul 0 à 0, s'était incliné aux tirs aux buts devant l'Étoile Rouge de Belgrade des Prosinecki, Savicevic, Pancev, Mihajlovic. C'est en cette occasion que Tapie avait tiré la leçon de « son » échec : avant une grande finale, trop de concentration peut tuer la concentration. Afin de faciliter la conquête du Graal en 93 au Stade Olympique de Münich, le charisme et le pouvoir de conviction de Tapie allait libérer les Olympiens d'un syndrome de la loose qui a longtemps empêché les formations françaises de se sublimer dans les grands rendez-vous. Le mérite de l'OM n'est pas mince d'avoir supporté le poids de l'histoire pour surmonter l'obstacle sur la route de son sacre : le grand Milan de Berlusconi, cet ogre des années 90 qui avait mis à ses pieds le foot européen grâce à la maîtrise de son système de jeu, son impressionnante défense et sa pléiade de stars internationales.
L'empreinte de « Nanard »
Président de l'OM de 86 à 94, l'homme d'affaires, ministre, acteur, chanteur… était un « winner » digne de se mesurer à son implacable rival milanais Silvio Berlusconi. Le Français, chasseur d'entreprises en difficulté, avait fait triompher Bernard Hinault et Gregg Lemond dans la Grande Boucle. Quand il reprend l'OM moribond, l'entrepreneur investit massivement en recrutant des footballeurs au talent affirmé. Parmi les joueurs qui sont de l'aventure, se sont succédés Didier Deschamps, « the rock » Desailly, Papin roi des buteurs de l'hexagone 6 années de suite, l'élégant technicien uruguayen Enzo Francescoli, le génial dribbleur anglais Chris Waddle, Tigana, Amoros, Barthez, le solide stoppeur allemand Förster et ses compatriotes Allofs et Völler, l'impitoyable libero brésilien Mozer, le Croate Boksic… Sous la conduite de son « golden boy », l'Olympique de Marseille connaît ainsi la plus belle période de son histoire ; champion de France à quatre reprises consécutives, dont un doublé en 88-89. Et en 90, l'OM est éliminé en 1/2 finale de la Champions par Benfica, sur un but de la main (!) de Vata… au Estadio de Luz à Lisbonne. Ce soir-là, « Nanard » le jure : « plus jamais » il ne se fera berner !
L'aventurier
La carrière de Bernard Tapie a été marquée par des controverses répétées et une condamnation pour corruption liée à l'affaire du match truqué contre Valenciennes en 93, qui lui a valu une peine de prison et a provoqué la relégation de l'OM en DII. Dans le monde du foot où ne manquent pas les exemples d'« arrangements » entre clubs, ou de « motivations » des arbitres, l'entreprenant « BTP » qui s'asseyait volontiers sur l'éthique, a payé cher ses erreurs… et ses succès dans différents domaines ! Surtout en politique car la popularité de ce self-made man en faisait un présidentiable redouté par les membres du sérail, dont les « éléphants » du Parti Socialiste, ses amis politiques. L'homme de communication, redoutable bretteur, représentait aux yeux du Président Mitterand l'antidote idéal pour freiner l'ascension du Front National. Aussi la classe politique dont la probité n'est plus à démontrer (!) n'a-t-elle pas laissé passer l'opportunité de tomber à bras raccourcis sur l'homme à abattre. Cette réaction de défense de nos politiciens professionnels, qui toutes obédiences confondues se sentaient menacés, n'est pas sans rappeler l'hallali politique sonné quelques années plus tôt pour Coluche, annoncé candidat à l'élection présidentielle proche. À Tiro Libre, on a certes déploré le comportement excessif de Bernard Tapie comme ses dérapages. Mais pour les amoureux du ballon rond, olympiens ou non, Nanard l'aventurier aura été un grand Président. Un homme qui a su enchanter bien des gens à Marseille et au-delà de la cité phocéenne.