Del Piero, il Pinturicchio

Del Piero, il Pinturicchio

Un jour, l'état-major de la Juventus prit une décision qui stupéfia nombre d'Italiens amoureux du football : renoncer à Roberto Baggio, superstar du Calcio, adulé dans toute la péninsule transalpine. Les dirigeants piémontais avaient-ils perdu la raison ? Non. Ils étaient amenés à cette sentence ingrate envers Baggio parce qu'à la porte de la Vecchia Signorafrappait avec insistance un grand espoir, Alessandro Del Piero. Il fallait choisir entre ces 2 talentueux numéros 10, l'un Ballon d'or et l'autre si prometteur pour la décennie à venir de la Vieille dame. Le football est parfois cruel : ses exigences font loi… Mais fallait-il que ce jeune joueur soit ô combien talentueux pour que la direction du club pousse « il Divin Codino » à s'exiler au Milan AC !

Icône

La séparation fut douloureuse. Mais la Vecchia Signora n'a pas regretté son choix. Bientôt, Alessandro Del Piero devint une icône de la Juve, où il détient les records de participations avec 705 matchs ! Et de buts, avec 290 réalisations. Ce grand joueur orgueilleux et volontaire a honoré le brassard de capitaine de l'équipe turinoise de 2001 à 2012. Il a conduit la Juventus au triomphe en Ligue des Champions, en Super Coupe UEFA, dans 6 scudetti, 1 Championnat d'Italie de Série B (année de relégation d'une Juve sanctionnée), 1 Coupe d'Italie, 4 Super Coupes d'Italie. Un palmarès auréolé d'une Coupe du Monde avec la Squadra Azzurra. De quoi faire d'Alessandro Del Piero une incarnation de la Juventus. Au point que son entraîneur Marcello Lippi se plaisait à dire : « Del Piero, c'est la Juve ; et la Juve, c'est Del Piero. »

L'artiste

Buteur et inventeur d'occasions de buts, Del Piero possédait tous les attributs de l'attaquant décisif. Et cerise sur le gâteau, cet artiste au toucher de balle soyeux et à la vista étonnante était l'archétype du joueur créatif. Ce n'est pas par hasard qu'on le surnommait « il Pinturicchio », peintre de la Renaissance auteur de fresques appréciées pour la délicatesse qu'elles dégagent. Un surnom particulièrement apprécié du Président de l'institution bianconera, Giovanni Agnelli. Ce grand admirateur des « fuori classe » avait pressenti l'avenir majuscule de ce jeune joueur hors normes ; de la même manière qu'il avait prévu le glorieux futur d'un Michel Platini qu'aux dépens du populaire meneur de jeu Liam Brady il avait imposé à l'ossature juventina auréolée d'un titre de champions du monde 82 conquis deux mois plus tôt.

Dans la mémoire des tifosi, restent gravés une kyrielle des fameux « buts à la Del Piero » : des chefs-d'œuvre qui paraissaient impossibles à réaliser ; mais que le footballeur artiste avait coutume de concevoir et dessiner sur le rectangle vert. Des gestes et actions de jeu qui requéraient la maîtrise de l'artisan couplée à l'imagination de l'auteur. Inutile de les breveter : trop difficiles à imiter !

La zone de l'esthète

Ses frappes liftées ont enchanté les foules de la Série A et des plus grands clubs de la planète foot. Elles étaient souvent déclenchées dans « la zona Del Piero », à l'approche de la partie supérieure droite de la surface de réparation adverse ; et décrivaient une parabole latérale en direction du deuxième poteau, à la gauche du gardien rival. Thierry Henry confie volontiers que « sa spéciale » lui a été inspirée par les ballons de Del Piero (côtoyé un an à la Juve) enroulés sur le côté opposé.

Les buts décisifs de Del Piero ne se comptent pas ; notamment ceux signés sur coups francs, en puissance et précision, imprévisibles ; parfois tirés en cloche « à la Juninho », survolant le mur adverse puis retombant dans la cage. Autant de moments magiques dont cet esthète perfectionniste nous aura souvent gratifiés : contre le Borussia Dortmund en Ligue des Champions ; face à l'Ajax d'Amsterdam à Rome pour la conquête de la Ligue ; devant Manchester United à Old Trafford ; contre River Plate pour le gain de la Coupe Intercontinentale ; lors du doublé en finale retour à Palerme contre le PSG ; d'un coup de talon lors d'une finale perdue devant le Borussia ; avec un but superbe à Berlin en demi-finale du Mondial 2006 ; sans oublier le tir au but de la séance de pénaltys qui sacre l'Italie face à la France brusquement orpheline de Zidane expulsé pour un certain coup de tête…

Godot

À la Cour des Agnelli, il Pinturicchio aura relevé le challenge en succédant dignement au Raffaello à queue de cheval, il Divin Codino. Et sans pitié sur le terrain, Del Piero était normal et simple dans la vie. En capitaine orgueilleux et volontaire, il a vécu à tête haute son année sombre en série B. Sa rupture des croisés antérieur et postérieur du genou gauche en novembre 98 l'a tenu à l'écart du terrain durant 9 mois. Puis lui a coûté une longue attente, qui a fait dire que le Pinturicchio était devenu Godot ! En retrouvant ses talents si singuliers, il est revenu au premier plan en 2006.

Olé !

Comment oublier l'émouvante standing ovation du Bernabéu à la sortie de Del Piero lors d'un fameux 1/4 de finale de Ligue des Champions ? L'afición madrilène, appréciant depuis plus d'un demi-siècle le spectacle offert par les meilleurs footballeurs du monde, rendait un vibrant hommage à l'artiste italien n'ayant jamais cédé aux avances répétées de la Maison Blanche ; et qui ce soir-là éliminait le Real Madrid en signant deux chefs-d'œuvre. La perfection. Del Piero remercia le public d'une révérence. Respect !

Lors de son dernier match, alors qu'il restait 30 minutes à jouer, il fut remplacé : aussitôt, l'arbitre s'approcha de l'artiste pour le saluer ; rejoint par des coéquipiers, des adversaires ; et même par l'entraîneur de l'Atalanta, Colantuono qui s'avança sur le terrain de jeu ! Del Piero fut acclamé par le public debout lui réclamant un tour d'honneur qui dura plus de 10 minutes, devant de nombreux tifosi émus aux larmes.

Tiro Libre tient à rendre hommage aux artistes du ballon rond. Ils ajoutent à l'esthétique de ce sport une dimension émotionnelle qui en fait toute la grandeur.